109 - L'indépendance des doigts.

Eh oui, Jojo, c'est pourtant vrai que tu as raison. C'est bien mon cerveau génial qui anime ces doigts, pas si boudinés que ça du reste, alors que ceux-ci auraient tendance à laisser croire qu'ils bénéficient d'une autonomie qui leur donnerait une sorte d'indépendance. Mais heureusement qu'il n'en est pas ainsi, car lorsque les doigts commencent à agir de manière autonome, Dieu sait ce dont ils sont capables, et constater au réveil que mes doigts auraient étranglé Mme Kero par exemple ne me consolerait qu'à moitié de la perte d'une si charmante compagne. Et va-t'en plaider devant un tribunal peu enclin par nature à l'imagination, la malveillance des dix appendices qui pendouillent au bout de mes bras admirablement dessinés par ailleurs. Et si le tribunal arrivait à me suivre sur ces chemins difficultueux, comment déciderait-t-il de punir les coupables sans créer une injustice, car je ne me vois pas laisser mes doigts en prison sans les suivre contraint et forcé. Où est alors la justice ?  
Je vois également un inconvénient majeur à l'indépendance affichée de mes doigts, ce serait la contagion qui pourrait s'ensuivre, et même si l'indépendance de mes doigts de pieds me laisserait assez indifférent, il n'en irait pas de même pour celle de mes jambes par exemple. Je préfère quand même être encore maître de l'endroit où je veux aller, et je ne supporterais pas, ou du moins très difficilement, qu'on m'imposât une direction plutôt qu'une autre. Autre inconvénient, c'est le fait qu'il n'y a pas de liaison organique directe entre la jambe gauche et la jambe droite, ce qui fait que chacune étant une entité, pourrait avoir une ambition différente de sa copine, et vouloir aller dans une direction différente. Je n'ose imaginer comment pourrait se régler ce différend, et je me considérerais alors comme pris en otage.  
 
Heureusement on n’en est pas encore là, et je maitrise la situation. Mais effectivement il peut y avoir danger, j'ai surpris par exemple les doigts de la main droite tapotant le bureau pendant que je rêvassais à je ne sais plus quoi, et qu'une vague musique rythmée emplissait mollement la pièce. Parfois ils viennent sans que je leur demande quoi que ce soit me grattouiller le dessus du crâne pendant que je réfléchis, comme si cette familiarité pouvait m'y aider un tant soit peu. C'est souvent la réflexion profonde qui les incite à ces petites marques d'amitié, et comme je m'y adonne souvent, elles commencent à se croire tout permis. La nature m'a doté d'une belle barbiche qui orne de manière agréable le menton que je me flatte d'avoir bien conformé. Eh bien, toujours en période de réflexion intense, ils viennent caresser ces poils souples et soyeux, comme pour en arranger la disposition, alors que ce geste est inutile.
 
Comme moi, essayez de surprendre vos doigts, vous serez étonnés de voir combien ils ont cette tendance à une certaine indépendance, mais attention, celle-ci pourrait nuire à l'harmonie toute entière de votre gestuelle que j'imagine souple et féline. Essayez de garder un minimum d'autorité sur leur vagabondage, vous ne pourrez qu'en être satisfait.