257 - Les yeux pour pleurer -

Les digressions ne me dérangent aucunement, tant qu'il s'agit de parler de choses qui peuvent intéresser les lecteurs.
 
Pour en revenir à notre course, la vraie, pas le truc fantaisiste que vous appelez la "Jules", je pars, je reviens, je gagne des places sans naviguer, je vais à l'envers, à l'endroit, la quille en l'air, le petit doigt dans l'oreille, en changeant de pantalon, à cloche-pied, les yeux bandés, les mains dans le dos, etc... etc...
Non, je veux parler d'une vraie course, avec un départ et une arrivée, des options différentes, des pétoles capricieuses et des détroits à embouquer. Eh bien, cette course que nous faisons, la Clipper 5, est drôlement intéressante. Car j'ai beau me creuser le ciboulot, je n'arrive pas à déterminer qui, des Orientaux ou des Occidentaux va gagner cette étape. Mon intuition me dit que ce sont les Orientaux qui ont les meilleures chances. Parce qu'ils vont passer dans la mer de Java demain dans la soirée. Nous n'y rentreront au mieux que dimanche matin. Pour peu qu'ils aient des vents réguliers à l'Est, nous allons déboucher juste derrière eux, et nous n'aurons plus que nos yeux pour pleurer.  
 
J'en profite pour signaler combien cette phrase couramment employée est idiote. Car je n'ai pas connaissance que nous puissions pleurer avec autre chose qu'avec les yeux, je veux dire avec production lacrymale, et tout le toutim. Même en épluchant les oignons, on arrive à pleurer avec les yeux, alors que les doigts qui sont plus prés de la source, ne pleurent pas du tout. Certains me diront, parce qu'il y en a toujours à chipoter, qu'on peut éprouver une grande peine, et que dans ce cas on peut parler de pleurs intérieurs, par exemple quand on dit qu'on pleure un être cher, c'est une image. Comme on dit aussi à certains d'arrêter de pleurer, qui est synonime sinonyme synonyme (tiens deux Y ?) dans ce cas de geindre ou de chouiner. Certes, leur répondrai-je, mais n'empêche...
 
Donc nous débouchons derrière les Orientalistes, qui nous font des bras et des doigts d'honneur en nous passant devant, et leurs sourires joviaux nous humilient, et nous les maudissons tant que tant, ce qui ne fait pas avancer davantage nos bateaux. Et nous savons aussitôt que pour nous c'est râpé, parce que en dehors des options, on ne peut plus récupérer quelques places qu'à la marge. Voici donc le scénario injuste mais probable que je subodore, et ce n'est que le sérieux que je mets dans tout  ce que j'entreprends qui me pousse à ne pas faire demi-tour pour retourner en Australie. D'ailleurs je suggère à Rascale de ne pas insister, on l'a dans l'os, il doit se faire une raison.
 
Ceci dit, cette course ne m'aura pas apporté que des désillusions et des douleurs muettes, j'ai aujourd'hui la satisfaction de passer dans le top 100, ce qui constitue pour moi un exploit dont je ne me croyais incapable, et que je salue avec enthousiasme, et dont je profite encore quelques temps, avant que les Orientaux....
 
Je crois aussi, que, exceptionnellement je vais vous souhaiter une excellente journée, car si vous êtes à l'Ouest vous savez ce qui vous attend, et si vous êtes à l'Est, vous savez ce que vous vivez en ce moment...